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Eleanor Stevens surgit du hall :
— Verrick ! Ce n’est pas Keith Pellig. Demandez à Moore de descendre et faites-le parler. Il s’est battu avec Benteley ; il a voulu se venger.
Verrick écarquilla les yeux :
— C’est Benteley ? Ce satané Moore ! Il va finir par tout gâcher.
Benteley commençait à reprendre ses esprits.
— Est-ce que cela peut s’arranger ? murmura-t-il.
— Il était profondément endormi, dit Eleanor d’une voix morte. (Elle avait remis ses sandales et jeté un pardessus sur ses épaules. Ses cheveux roux et défaits détonnaient sur son visage blême.) Il ne peut pas le faire sur un sujet conscient. Faites venir un des médecins du labo pour lui donner un calmant. Et n’essayez pas de tirer parti de la situation. Ne lui dites rien avant qu’il ait retrouvé son état normal. Il ne peut encore tenir le coup, vous comprenez ?
Moore apparut, ébranlé et effrayé :
— Ce n’est rien. J’y suis allé un peu fort, voilà tout. (Il prit Benteley par le bras :) Venez. On va arranger ça en un rien de temps.
Benteley se dégagea. Il examina ses mains et son visage étrangers.
— Verrick, dit sa voix faible et creuse. Aidez-moi.
— Mais oui, dit Verrick sur un ton bourru. Tout ira bien. Voilà le docteur.
Verrick et le médecin s’occupèrent de lui. Moore, effrayé, se tint à l’écart de Verrick. Eleanor s’assit et alluma une cigarette, regardant le médecin enfoncer l’aiguille dans le bras de Benteley. Tandis qu’il sombrait dans les ténèbres, il entendit la voix lointaine de Verrick :
— Vous auriez dû le tuer ou lui ficher la paix. Mais pas cela. Vous croyez qu’il vous pardonnera jamais ?
Benteley n’entendit pas la réponse de Moore. L’obscurité était devenue totale et l’avait englouti.
Quelque part au loin, Eleanor Stevens disait :
— Vous avez remarqué que Reese ne comprend pas vraiment ce qu’est Pellig ?
— Il ne comprend rien aux théories. (C’était Moore. sombre et rancunier)
— Il n’en a pas besoin. Il peut engager des centaines de jeunes hommes brillants pour les comprendre à sa place.
— Moi, par exemple ?
— Pourquoi êtes-vous avec Reese ? Vous ne l’aimez pas. Vous vous entendez mal avec lui.
— Verrick a de l’argent à investir dans les recherches que je fais. Sans son soutien, je ne serais rien.
— Mais à la fin, c’est lui qui profite du résultat.
— C’est sans importance. Écoutez : j’ai repris les travaux fondamentaux de MacMillan sur les robots. Qu’en avait-il fait ? Rien que des super-aspirateurs, super-fourneaux, des serviteurs stupides et quasi muets. MacMillan s’était trompé. Tout ce qu’il voulait, c’était quelque chose de gros et de costaud, pour que les inks puissent se reposer. Pour qu’il n’y ait plus de serviteurs et de manœuvres. En fait, MacMillan était pro-ink. Il avait sans doute acheté sa classification au marché noir.
Des bruits de pas, le tintement d’un verre.
— Scotch et eau plate, dit Eleanor.
Quelqu’un s’assit et poussa un soupir de soulagement :
— Quelle nuit ! Un jour entier gâché. Ce soir, je me couche tôt.
— C’était de votre faute.
— Ça ira. Il sera là pour ce bon vieux Keith Pellig.
— Vous n’allez quand même pas vous charger de ça, pas dans votre état.
— Il est à moi, non ?
Moore était indigné.
— Il appartient au monde, dit Eleanor d’une voix glaciale. Vous êtes tellement pris dans vos jeux d’échecs verbaux que vous ne voyez même pas le danger que vous nous faites courir. Chaque heure qui passe augmente les chances de survie de ce fou. Si vous n’aviez pas tout mis sens dessus dessous pour régler un compte personnel, Cartwright serait peut-être déjà mort.
C’était le soir.
Benteley sortit de son immobilité. Il se redressa, surpris de se sentir fort et d’avoir la tête claire. La chambre était plongée dans une demi-obscurité que perçait un point de lumière minuscule qu’il identifia : la cigarette d’Eleanor. Moore était assis près d’elle, les jambes croisées, un verre à la main, l’air maussade et lointain. Eleanor se leva et alluma une lampe de chevet :
— Ted ?
— Quelle heure est-il ?
— 8 heures et demie. (Elle s’approcha du lit, les mains dans les poches.) Comment te sens-tu ?
Il s’assit sur le rebord du lit, encore incertain de ses mouvements. Il portait une chemise de nuit standard ; il ne vit ses vêtements nulle part.
— J’ai faim.
Soudain, il serra les poings et s’en frappa le visage.
— C’est bien toi, dit Eleanor, simplement.
Benteley se leva. Ses jambes se dérobèrent sous lui :
— J’en suis heureux. C’est réellement arrivé ?
— Réellement. (Elle retourna prendre sa cigarette.) Et cela se reproduira. Mais la prochaine fois, tu seras prévenu. Toi, et vingt-trois autres hommes jeunes et intelligents.
— Où sont mes vêtements ?
— Pourquoi ?
— Parce que je m’en vais.
Moore se leva brusquement :
— Impossible. Rendez-vous compte. Vous avez découvert ce qu’est Pellig – et vous croyez que Verrick vous laissera faire un pas au-dehors !
— Vous violez les règles de la Convention du Défi. (Benteley trouva ses vêtements dans un placard et les étala sur le lit.) Vous ne pouvez envoyer qu’un assassin à la fois. Et votre Pellig est fabriqué de façon à sembler n’être qu’une seule personne, alors que…
— Doucement, l’interrompit Moore. Vous n’y êtes pas tout à fait.
Benteley ôta sa chemise de nuit et la jeta au loin.
— Ce Pellig est entièrement synthétique.
— Exact.
— Pellig est un véhicule. Vous allez y fourrer une douzaine d’esprits de première force et l’envoyer à Batavia. Cartwright mort, vous détruisez Pellig, récompensez ceux qui l’ont animé et les renvoyez à leur travail.
Moore parut amusé :
— J’aimerais que ce fût possible. En fait, nous avons essayé, en introduisant simultanément trois personnalités dans Pellig. Le résultat fut un chaos total. Chacun partait dans une direction différente.
— Pellig a-t-il une quelconque personnalité ? demanda Benteley tout en s’habillant. Que se passe-t-il lorsque aucun esprit ne l’habite ?
— Il retourne à ce que nous appelons le stade végétatif. Il ne meurt pas mais rétrograde à un niveau primitif, une sorte d’état crépusculaire dans lequel les métabolismes se poursuivent.
— Qui le faisait marcher hier soir ?
— Un bureaucrate du labo, un type négatif comme vous l’avez vu. Pellig est un excellent véhicule : il y a très peu de distorsion.
Benteley s’arracha à un souvenir :
— Quand j’étais dedans, j’avais l’impression que Pellig était là, avec moi.
— J’ai ressenti la même chose, acquiesça calmement Eleanor. La première fois, je me sentais comme si un serpent était entré dans mon collant. C’est une illusion. Quand as-tu commencé à avoir cette sensation ?
— En regardant dans le miroir.
— Il ne faut jamais regarder dans les miroirs. Comment t’imagines-tu que je me sentais, moi ? Toi, au moins, tu es un mâle. C’était dur pour moi. Je pense que Moore ne devrait pas utiliser de femmes. Trop de risques de choc.
— Vous ne les utilisez pas sans les prévenir ?
— Nous avons une équipe bien entraînée, dit Moore. Nous en avons essayé des dizaines ces derniers mois. La plupart ne tiennent pas le coup. Au bout de quelques heures, ils souffrent d’une sorte de claustrophobie. Ils n’ont qu’une idée : sortir de là, comme si, ainsi que le disait Eleanor, un reptile glacial était venu se coller contre eux. (Il haussa les épaules.) Je ne partage pas ces sentiments. Je trouve qu’il est beau.
— Votre équipe est importante ? demanda Benteley.
— Nous en avons réuni une bonne vingtaine capables de supporter l’expérience. Votre ami Davis, par exemple. Il a la personnalité qui convient : placide, calme, docile.
Benteley se raidit :
— C’est sans doute cela qui explique sa nouvelle classification.
— Tous les participants montent d’une classe. Achetée au marché noir, bien entendu. Vous aussi, selon Verrick. Ce n’est pas aussi dangereux qu’on pourrait le croire. Si quelque chose va mal, s’ils se mettent à canarder Pellig, nous retirons celui qui s’y trouve à ce moment.
— Voilà donc le système, murmura Benteley. Ils se succèdent.
— Qu’ils essaient de prouver que nous avons violé les règles de la Convention, dit Moore avec bonne humeur. Notre département légal a examiné tous les tenants et aboutissants. Ils ne trouveront rien à nous reprocher. La loi exige un seul assassin à la fois, choisi par une Convention publique. Keith Pellig a été choisi par la Convention, et il est unique.
— Je ne vois pas l’avantage du procédé.
— Vous le verrez, dit Eleanor. Moore vous expliquera tout cela en détail.
— Lorsque j’aurai mangé, dit Benteley.
Tous trois se rendirent dans la salle à manger. Au moment d’y entrer, Benteley se figea. Pellig était assis à la table de Verrick, placide, devant un plat d’escalopes et de purée de pommes de terre, portant un verre d’eau à ses lèvres exsangues.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demanda Eleanor.
— Qui est dedans ?
— Un quelconque technicien du labo ; nous y laissons quelqu’un en permanence, cela permet de mieux le connaître et augmente ainsi nos chances.
Benteley choisit une table le plus loin possible de Pellig. Sa pâleur cireuse le mettait mal à l’aise – il le faisait penser à un insecte tout juste sorti de son cocon, pas encore séché et durci par le soleil.
Puis il se souvint.
— Écoutez, dit-il, la gorge serrée. Ce n’est pas tout.
Eleanor et Moore échangèrent un regard inquiet.
— Du calme, Benteley, lui dit Moore.
— J’avais quitté le sol. Et ce n’était pas simplement l’effet de la course. Je volais. (Il haussa la voix.) Il s’est passé quelque chose. J’étais comme un fantôme. J’allais de plus en plus vite… Puis il y a eu la cheminée.
Il se toucha le front : il ne sentit ni bosse ni cicatrice. Évidemment. C’était un autre corps.
— Expliquez-moi, haleta-t-il. Que s’est-il passé ?
— C’était sans doute dû à son poids inférieur, répondit Moore. Son corps est plus efficient qu’un corps humain normal.
Le scepticisme de Benteley devait se lire sur son visage, car Eleanor ajouta :
— Pellig avait peut-être bu un cocktail drogué avant que tu entres dans son corps. J’ai vu plusieurs femmes en prendre.
La voix rude de Verrick les interrompit :
— Moore, vous qui êtes fort en abstractions. (Il lui passa une liasse de feuilles de métalfoil.) J’ai étudié ces rapports confidentiels sur ce cinglé de Cartwright. Ce n’est pas qu’il ait une importance quelconque, mais il y a certains points qui m’embêtent.
— Lesquels ? demanda Moore.
— D’abord, il a sa carte de pouvoir. C’est inhabituel pour un ink. Les chances sont tellement réduites, tellement insignifiantes…
— Statistiquement, il y a toujours une possibilité.
Verrick eut un reniflement de dédain :
— La bouteille est le plus beau racket qu’on ait jamais inventé. C’est une foutue loterie, et chacun a un billet. À quoi bon garder une carte qui vous donne une chance sur six milliards, une chance qui ne viendra jamais ? Les inks sont assez malins pour revendre leur carte, si elle ne leur a pas déjà été retirée par leur Colline. Combien vaut une carte ces temps-ci ?
— Dans les deux dollars. Dans le temps, c’était un peu plus.
— Vous voyez. Mais Cartwright a gardé la sienne. Et ce n’est pas tout. (Le visage massif de Verrick prit une expression rusée.) Selon ces rapports, Cartwright a acheté – pas vendu – au moins une demi-douzaine de cartes de pouvoir au cours du mois écoulé.
Moore se redressa :
— Vraiment ?
— Peut-être, dit songeusement Eleanor, a-t-il enfin trouvé une amulette efficace.
Verrick poussa un rugissement de taureau en fureur :
— Bouclez-la ! Je ne veux pas entendre parler de ces saletés d’amulettes ! (Il pointa un doigt sur la poitrine nue de la jeune femme :) Comment ? Vous portez un de ces yeux de salamandre ? Ôtez-moi ça tout de suite et jetez-le !
Eleanor sourit avec indulgence ; chacun avait l’habitude des excentricités de Verrick, de son refus de croire en l’efficacité des porte-bonheur.
— Vous avez d’autres informations ? demanda Moore.
— Le jour où la bouteille a sauté, la Société Prestonite tenait une réunion. (Verrick serra les poings.) Il a peut-être trouvé ce que je cherchais – ce que tous les hommes cherchent : un moyen de battre la bouteille, un tuyau sûr pour prédire ses sautes. Si jamais j’étais sûr que, ce jour-là, Cartwright attendait la notification…
— Que feriez-vous alors ? demanda Eleanor.
Verrick ne répondit pas. Une étrange grimace déformait ses traits, révélant une souffrance intolérable. Plus personne n’osait respirer. Soudain, il se replongea dans son assiette, et les autres l’imitèrent.
Lorsqu’il eut fini de manger, il repoussa sa tasse de café et alluma un cigare.
— Et maintenant, écoutez-moi, dit-il à Benteley. Vous vouliez connaître notre stratégie. La voici : du moment où un télépathe contacte l’esprit d’un assassin, celui-ci est fini. Ils ne le lâchent plus, ils se le repassent mutuellement. Ils savent ce qu’il va faire dès qu’il y pense. Aucune stratégie n’est possible. Il est constamment suivi, jusqu’au moment où cela ne les amuse plus et où ils lui font sauter les tripes.
— C’est bien pourquoi les TP nous ont contraints à adopter le Minimax, ajouta Moore. Les télépathes rendent toute stratégie vaine ; il faut agir sans détermination, au hasard. Il vous faut ignorer ce que vous allez faire dans un instant, agir en aveugle. Le problème est : comment avoir une stratégie indéterminée, mais qui vous mène néanmoins au but que vous vous êtes fixé ?
— Dans le passé, continua Verrick, les assassins ont essayé de trouver un moyen leur permettant de prendre des décisions imprévues. Ils utilisèrent le plimp, une sorte de jeu de la stratégie de l’assassinat. Un échiquier permettait un grand nombre de combinaisons représentant autant de décisions ou de combinaisons de décisions. L’assassin jetait les dés, lisait le résultat et agissait conformément à un code prévu à l’avance. Les TP ne pouvaient savoir quel numéro allait sortir.
Mais ce n’était pas satisfaisant. L’assassin suivait cette tactique Minimax, mais perdait quand même : il perdait parce que les TP jouaient aussi, et qu’ils étaient quatre-vingts alors qu’il était seul. Statistiquement, il était perdant, sauf une fois de loin en loin. De Falla, par exemple, réussit à s’introduire dans le Directoire. Il ouvrait au hasard Déclin et chute de l’Empire Romain de Gibbon et fondait ses décisions sur une complexe interprétation des matériaux sur lesquels il tombait.
— La réponse est évidemment Pellig, déclara Moore. Nous avons vingt-quatre esprits différents, entre lesquels aucun contact ne sera établi. Chacun de ces vingt-quatre hommes ou femmes sera assis ici, à Farben, isolé des autres mais relié au mécanisme d’actualisation. À intervalles irréguliers, nous branchons un esprit différent choisi au hasard parmi les opérateurs. Chacun de ces derniers a une stratégie mûrement mise au point. Mais personne ne saura quel esprit sera branché, ni quand. Personne ne saura quelle stratégie, quel mode d’action, est sur le point d’entrer en jeu. Les TP n’auront aucun moyen de savoir ce que le corps de Pellig fera dans la minute qui suit.
Benteley eut un frisson d’admiration pour ce technicien à la logique impitoyable.
— Pas mal, admit-il.
— Vous voyez, dit Moore avec fierté. Pellig, c’est la particule de Heisenberg. Les TP pourront déterminer son trajet : droit sur Cartwright. Mais pas sa vitesse. Personne ne saura à quel point de ce trajet il se trouvera à un moment donné.